Âgisme dans le hip-hop : trop vieux pour rapper ?
LL Cool J a 56 ans, Q-Tip 54, Nas 51, Jay-Z 55, Joey Starr 57, Kool Shen 58, Akhenaton 56… Comment continuer à rapper dans un milieu où l’âgisme est prégnant ?
Les légendes du hip-hop approchent désormais la soixantaine : LL Cool J a 56 ans, Q-Tip 54, Nas 51, Jay-Z 55, Joey Starr 57, Kool Shen 58, Akhenaton 56… Mais dans un univers hip-hop profondément marqué par la culture jeune, le vieillissement des rappeurs pose question. Comment continuer à créer et rester légitime dans un milieu où l’âgisme est particulièrement prégnant ?
C’est toujours gênant de dire aux gens ce que je fais dans la vie. Je suis rappeur. Je suis également professeur de hip-hop.
Je travaille à l’intersection de la création artistique et de la recherche universitaire. J’écris de la musique dans le cadre d’un objectif plus large qui consiste à remettre en question les idées dépassées sur l’apprentissage, l’enseignement et l’expertise.
Je suppose que la gêne dans les conversations sur mon travail est liée aux stéréotypes sur la culture hip-hop. Parmi de nombreux préjugés, l’un d’entre eux est que le hip-hop n’est fait que pour et par les jeunes.
Il n’est pas surprenant que l’âgisme existe dans et à propos de la culture hip-hop ; aux États-Unis, l’âgisme est partout. Mais je dirais que dans le hip-hop, l’âgisme est particulièrement fort, car c’est seulement maintenant que la première génération de rappeurs approche de la soixantaine.
Nouvelles catégories de rap
En août 2024, le producteur de musique 9th Wonder suggérait de créer une nouvelle catégorie pour la musique rap « Adult Contemporary » (contemporain adulte). Un mois auparavant, Common, 52 ans, et Pete Rock, 54 ans, avaient sorti « The Auditorium, Vol. 1 ».
En réponse à 9th Wonder, le légendaire artiste hip-hop Q-Tip avertissait que les fans de hip-hop pourraient être rebutés par une catégorie dont le nom contiendrait le mot « adulte ». Il a suggéré de créer à la place une catégorie « Traditional Hip-Hop » (hip-hop traditionnel), estimant que la musique devait être regroupée dans un seul genre, afin de ne pas rebuter les jeunes auditeurs.
Qu’elles soient appelées « Adult Contemporary » ou « Traditional Hip-Hop », plusieurs légendes du hip-hop ont récemment sorti de nouvelles musiques susceptibles d’entrer dans cette catégorie. En juillet 2024, le légendaire parolier Rakim, âgé de 56 ans, a sorti « G.O.D.’S NETWORK (REB7RTH) », son premier album depuis 15 ans. Deux mois plus tard, MC Lyte, 54 ans, a sorti « 1 of 1 », son neuvième album studio, et LL Cool J, 56 ans, a sorti « The Force », son 14e album studio, le premier depuis 11 ans.
Douleurs de croissance
Depuis que le hip-hop est devenu une figure culturelle, il y a plus de 50 ans, les gens semblent toujours considérer qu’il s’agit d’une musique faite par et pour les jeunes.
Il est vrai qu’aux débuts du hip-hop, les adolescents étaient à l’avant-garde du mouvement naissant.
On attribue souvent la naissance du hip-hop à une fête de rentrée des classes organisée en 1973 par une jeune fille de 15 ans du Bronx nommée Cindy Campbell. Grand Wizzard Theodore n’avait que 12 ans lorsqu’il a inventé le scratching en 1977. Les carrières d’artistes comme Roxanne Shanté, Run-DMC et Ice Cube ont toutes débuté à l’adolescence.
Le fait d’être étroitement lié à ce qui est perçu comme la culture des jeunes n’est pas nécessairement une bonne chose. Cela peut inciter les critiques à traiter la musique et ses praticiens avec moins de sérieux.
Les rappeurs, quel que soit leur âge, peuvent être dédaignés ou traités comme des personnes immatures.
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C’est ce qu’on pourrait appeler des douleurs de croissance : 50 ans est une parenthèse dans l’histoire de la musique (la musique classique ou la country sont bien plus anciennes, par exemple). Pendant une grande partie de ces 50 ans, les critiques ont considéré le hip-hop comme une mode passagère. Puis, il a été considéré comme une sous-culture émergente.
Le hip-hop a seulement une catégorie aux Grammys depuis 1989 et ce n’est que récemment qu’il a été reconnu comme une force commerciale et culturelle à la portée mondiale.
Aujourd’hui, l’assimilation du hip-hop à la culture des jeunes le cantonne dans une arène qu’il a depuis longtemps dépassée.
En vieillissant, un syndrome de l’imposteur
Néanmoins, à mesure que les rappeurs vieillissent, certains semblent mal à l’aise de participer à un genre qui peut être si facilement dénigré.
En 2015, le cinéaste Paul Iannacchino Jr. a sorti un documentaire, « Adult Rappers », sur les rappeurs de la classe ouvrière.
Toutes les personnes interviewées pour le film font du rap professionnellement, mais ne sont pas célèbres. Il s’agit essentiellement d’hommes. La plupart d’entre eux admettent qu’ils évitent les questions sur leur métier. Ce qui est frappant dans ces témoignages, c’est la gêne qu’ils ressentent par rapport à leur âge.
Même les rappeurs célèbres ne sont pas à l’abri de ce sentiment. Avant son passage à la musique instrumentale à la flûte, André 3000, l’un des plus grands rappeurs de tous les temps, se lamentait d’être devenu le vieux rappeur qui faisait encore de la musique après son heure de gloire. En 2014, il déclarait au New York Times :
« Je me souviens qu’à 25 ans, je disais : “Je ne veux pas être un rappeur de 40 ans”. J’ai 39 ans maintenant, et je m’en tiens toujours à ça. Je suis trop fan pour vouloir infiltrer le hip-hop avec du vieux sang. »
André 3000 a été un parolier talentueux pendant des décennies, et il le reste. Si lui se sent ainsi, j’imagine que beaucoup d’autres artistes peuvent avoir l’impression qu’à un certain âge, ils n’appartiennent plus à la culture.
Ou que la culture ne leur appartient plus.
Toujours jeunes ?
Bien que le public ait vieilli en même temps que les artistes, on peut toujours avoir l’impression qu’il y a une pression pour rester branché sur la culture des jeunes, de peur de créer une musique qui, pour citer André 3000 plus récemment, manque d’« ingrédients frais ».
Cela pourrait encourager certains artistes vieillissants à tenter de conserver un aspect jeune pour séduire un public jeune. C’est une version pop culture du roman d’Oscar Wilde Le Portrait de Dorian Gray. Dans ce roman, un homme vend son âme pour conserver la jeunesse. Ce n’est pas lui qui vieillit physiquement, mais une peinture le représentant, qui prend les signes physiques de ses transgressions et de ses plaisirs.
On associe encore facilement le hip-hop au genre de la rébellion, des excès et des aspirations de la jeunesse : une vitalité insouciante, une beauté éclatante et un hédonisme débordant.
Cela induit le public à penser que les artistes partagent ces traits.
Cela peut également conduire les artistes à se comporter sur scène comme s’ils étaient jeunes, et à écrire sur les préoccupations qu’ils avaient lorsqu’ils étaient jeunes, en dépit de leur âge.
Il est attendu des artistes hip-hop qui ne peuvent pas, ou choisissent de ne pas faire semblant d’être « éternellement jeunes », qu’ils « évoluent » pour devenir producteurs, acteurs, podcasteurs ou personnalités de la télé-réalité.
Bien entendu, ces préjugés ne font que limiter ce que les artistes de tous âges peuvent accomplir.
Les « papis » font du bon rap
Qu’ils soient célèbres ou non, les rappeurs continuent de créer en vieillissant. Nas, dont le premier album, Illmatic, est sorti en 1994, a eu une série d’albums exceptionnels dans les années 2020.
L’album 4 :44 de Jay-Z a mis en évidence les changements de sensibilité du rappeur, qui semble avoir évolué avec l’âge.
Toute la discographie du duo de Caroline du Nord Little Brother montre qu’ils sont conscients de l’absurdité d’éviter l’âge adulte (et ce de manière particulièrement remarquable sur leur album de 2019, May the Lord Watch.)
Même des rappeurs émergents comme Conway the Machine et 7xvethegenius ont des carrières en plein essor sans céder à des faux-semblants de jeunesse.
Pourtant, dans le hip-hop comme dans de nombreuses industries, l’âgisme n’est pas près de disparaître. Créer de nouvelles catégories musicales habilement nommées pour contourner les préjugés liés à l’âge ne suffira sans doute pas à régler le problème.
C’est pourquoi le fait que j’assume d’être un rappeur adulte continuera probablement à donner lieu à des moments gênants, lorsque je rencontre de nouvelles personnes.
Mais je préfère ce malaise plutôt que de prétendre être ce que je ne suis pas.
A.D. Carson ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.