« Métro, boulot, dodo » : de l’absurdité de la routine à l’émergence du sens

D’où provient l’expression passée dans le langage courant « métro, boulot, dodo » ? En quoi reflète-t-elle l’enfermement, et comment en sortir ?

Fév 2, 2025 - 10:02
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« Métro, boulot, dodo » : de l’absurdité de la routine à l’émergence du sens
_Heureux qui comme Ulysse_… n’a pas pris la ligne 13. Victor Brito/Flickr, CC BY

D’où provient l’expression passée dans le langage courant « métro, boulot, dodo » ? En quoi reflète-t-elle l’enfermement de la vie moderne, et comment en sortir ? Derrière cette expression du siècle dernier, une préoccupation bien contemporaine : la quête d’un travail qui a du sens.


Dans son roman paru en 2018 et intitulé L’Homme nécessaire, l’écrivaine Bénédicte Martin évoque sans détour sa volonté de renverser la table et de quitter le train-train quotidien d’une vie bien réglée.

« Je m’étais jurée de ne pas encager les actions de mes journées dans les cases alignées d’un agenda, année après année. Je ne serai ni au bureau, ni au foyer, ni aux fourneaux. Je m’éloignerai des communs, des personnes sans destin aucun et qui, tout en portant des cravates ligotées de lignes qui elles-mêmes les étranglaient comme des boas constrictors, ne voulaient plus mourir. »

Engluée dans un bovarysme certain, elle refuse de finir enfermée dans le carcan promis aux salariés du tertiaire encagés « dans les cases alignées d’un agenda » et arborant fièrement « des cravates ligotées de lignes ». Elle souhaite rompre les amarres avec cette vie convenue et prévisible et ne rêve que d’un mot synonyme d’une promesse : « Ailleurs. »


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Dans ces conditions, rien de plus mortifère que la répétition journalière du triptyque « métro-boulot-dodo ». Mais quelle est l’origine de cette expression désormais entrée dans le langage courant ?

La naissance de l’absurde

C’est sous la plume du poète et fabuliste Pierre Béarn qu’apparaît pour la première fois l’expression « métro-boulot-dodo ». Dans son recueil Couleurs d’usine, paru en 1951, il esquisse en quelques lignes la monotonie quotidienne du travail à la chaîne.

« Au déboulé garçon pointe ton numéro

Pour gagner ainsi le salaire

D’un morne jour utilitaire

Métro, boulot, bistro, mégots, dodo, zéro. »

Cette description d’un quotidien laborieux fait écho au Journal d’usine de la philosophe Simone Weil. Embauchée en 1934 comme « manœuvre sur la machine », elle y dépeint avec une grande acuité la fatigue profonde, les tâches abrutissantes et l’enfermement toxique de ses journées de travail.

Dans un autre registre, l’écrivain Albert Camus évoque quant à lui la naissance du sentiment de l’absurde qui surgit dans l’expérience quotidienne du salarié qui se rend sur son lieu de travail. Pour Camus, cette expérience de l’ordinaire est la plus féconde dans la mesure où c’est l’absurdité à l’état pur qui se manifeste dans le vécu même de l’existence. Dans Le Mythe de Sisyphe (1942), cette absurdité prend sa source dans la répétition infernale et le caractère cyclique des journées de travail.

« Il arrive que les décors s’écroulent. Lever, tramway, quatre heures de bureau ou d’usine, repas, tramway, quatre heures de travail, repas, sommeil et lundi, mardi, mercredi, jeudi, vendredi et samedi sur le même rythme, cette route se suit aisément la plupart du temps. Un jour seulement, le “pourquoi” s’élève et tout commence dans cette lassitude teintée d’étonnement. »

La routine, les rails et la cyclicité

Expérimenter l’absurde, c’est finalement faire face à un éclatement de l’ordinaire marqué par cette cyclicité. Le point commun entre les écrits de Pierre Béarn et ceux d’Albert Camus, c’est ce motif des transports en commun qui mènent inlassablement les salariés sur leur lieu de travail. Chez Béarn, c’est le métro qui est mis en lumière tandis que Camus évoque le tramway comme motif de la répétition.

Dans le cadre de ma thèse de doctorat, certains jeunes diplômés interrogés comme Estelle* ont eux aussi fait appel au métro pour dépeindre la monotonie de leurs journées.

« En fait ça ne me plaisait pas du tout ce que je faisais… j’avais l’impression de sortir de chez moi il faisait nuit, je descendais dans le métro il faisait nuit, je sortais il faisait à peine jour parce que c’était au début de l’hiver, et puis à la fin de la journée, je redescendais de ma tour, je remontais dans le métro, je ressortais il faisait nuit et puis il y avait la pluie, c’était vraiment l’enfer. »

Ce n’est pas un hasard si le métro ou le tramway sont présentés comme des allégories de la cyclicité et de la routine. Ces deux moyens de transport sont empruntés quotidiennement par les salariés, circulent sur des rails, qui plus est, en circuit fermé. Ils donnent en quelque sorte une réalité physique à l’enfermement psychique vécu par les travailleurs.


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La rupture au cœur de la monotonie

Au cœur de la routine mécanique, Camus nous dépeint l’avènement d’une monotonie marquée par l’absurdité de l’existence. Surgit alors l’ennui pour marquer la saturation puis le questionnement existentiel. Le surgissement de l’absurde, déjà présent à l’état latent, s’opère sous la forme d’une rupture dans l’ordre des choses. Dans Le Mythe de Sisyphe, Camus évoque avec précision ce moment de cassure dans la quotidienneté :

« un jour seulement, le “pourquoi” s’élève et tout commence dans cette lassitude teintée d’étonnement. »

Quand la mécanique bien huilée du rituel quotidien se grippe, on assiste alors à une sorte d’épiphanie. En prenant conscience de l’absurdité de sa condition, l’individu est à la croisée des chemins :

« la suite, c’est le retour inconscient dans la chaîne, ou c’est l’éveil définitif », nous dit Camus.

Cet « éveil définitif », c’est peut-être celui de l’explosion sociale de Mai 68. Tiré à 2000 exemplaires au théâtre de l’Odéon à la mi-mai 68, le texte de Pierre Béarn est distribué aux étudiants qui occupent la place. Quelques leaders d’opinion retirent trois mots du dernier vers pouvant être mal interprétés : bistrot, mégots, zéro. Reste alors le triptyque qui va recouvrir les banderoles et les murs de la capitale, résumant à eux seuls la mécanique infernale vécue par des millions de travailleurs : « métro, boulot, dodo ».

De la cyclicité au déraillement

Dès lors, le surgissement du « pourquoi » dont parle Camus est lié à un élément déclencheur imprévu. Parmi les profils types de reconvertis identifiés par l’autrice Chloé Schemoul dans son Manuel de l’affranchi, on retrouve celui du déçu qui dès ses premières expériences professionnelles a été confronté au choc du désenchantement et à l’amertume de l’absurdité. L’avènement du « pourquoi » est bien souvent au cœur d’une réorientation professionnelle, d’une bifurcation personnelle voire d’un déraillement existentiel.

Comment changer de vie professionnelle en 4 étapes ? (LeHuffPost, 2019).

Clémence Choisnard, jeune diplômée d’école de commerce devenue institutrice, illustre à merveille le propos camusien sur cette rupture qui surgit au cœur de la quotidienneté.

« Ces carrières [toutes tracées] ressemblent pour moi à un engrenage, un jeu auquel on jouerait bien plus longtemps qu’on ne le voudrait parce qu’on passe un niveau chaque année. […] Et un jour propulsé hors du métro à la Défense par une marée de costumes sombres qui s’éparpillent sur le parvis surgit une question : mais qu’est-ce que je fous là ? Et cette question je n’ai pas été la seule à me la poser. »

Osez dérailler !, de Clémence Choisnard. TEDxÉcoleCentraleLyon (TEDx Talks, 2018).

Passer du « comment » au « pourquoi »

Pour faire écho à ce constat, la journaliste Anne-Sophie Moreau soutient qu’« un fossé demeure entre les jeunes recrues de l’utopisme contemporain et les dinosaures du CAC 40. C’est, en gros, celui qui sépare le pourquoi du comment. » Lorsque le « pourquoi » advient, c’est la question du sens de ce que l’on fait qui émerge. Aujourd’hui, le monde du travail est piloté par des totems récurrents autour du « comment » : comment obtenir un résultat ? Comment accroître la performance ? Quels sont les bons instruments à employer ?


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D’après le formateur Flavien Choffel, il faut passer « plus de temps à dire “pourquoi” qu’à expliquer “comment” ». En effet, la question du « pourquoi » renvoie au sens de ce que nous faisons. Pourquoi est-ce que j’envoie ce reporting ? Pourquoi est-ce que je rédige cet e-mail ? Pourquoi est-ce que je peaufine cette présentation ?

Demander « pourquoi », c’est avant tout s’interroger sur la raison de quelque chose. Symbole de l’enfance par excellence, la question du pourquoi peut porter sur la raison d’un événement, la raison d’une croyance ou la raison d’un acte. En développant une « grammaire du pourquoi », le philosophe Philippe Huneman montre que cette interrogation sur la raison d’être des choses est à la fois la plus essentielle et la plus vertigineuse de toutes les questions.

Le « pourquoi » permet finalement de sortir de l’enfermement circulaire et de rêver à cet « ailleurs » qui obsède Bénédicte Martin. Cet « homme nécessaire », véritable fil rouge du roman, l’a bien compris quand il évoque les pensées de la jeune femme.

« On a besoin de sublime, il nous faut vivre que de l’inutile. […] Tapis au fond de toi, je les vois tes rêves : ils sont zoulous, malabars, caïds, eunuques, vahinés, danseuses d’Apsara. […] [Je vois en toi] une femme qui cherche à jouer sa vie à coups de dés, prête à faire des voyages purs. »


*Le prénom a été anonymisé.The Conversation

Thomas Simon ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.