Autriche : comment la radicalisation de l’extrême droite l’a amenée aux portes du pouvoir
Le Parti de la liberté d’Autriche (FPÖ) s’apprête à accéder à la chancellerie. La rhétorique outrancière de son leader, Herbert Kickl, ne choque plus ; au contraire, elle trouve un large écho au sein de la population.
Le FPÖ a longtemps cherché à se normaliser en affichant une image respectable et en se présentant comme un partenaire constructif des conservateurs de l’ÖVP. Mais depuis 2021, il a à sa tête un homme, Herbert Kickl, qui a opté pour une nette radicalisation en paroles et en actes. Ce FPÖ moins présentable qu’il y a quelques années est arrivé en tête aux dernières législatives et son leader s’apprête à devenir chancelier, signe que cette stratégie outrancière a porté ses fruits…
L’Autriche semble rattrapée par son histoire. Presque 25 ans après l’entrée de Jörg Haider, alors chef du parti d’extrême droite FPÖ, dans le gouvernement du chancelier conservateur Wolfgang Schüssel, en février 2000, le FPÖ semble plus proche que jamais de s’emparer de la chancellerie.
Une impasse politique depuis les élections législatives qui bénéficie au FPÖ
La séquence politique actuelle a commencé le 29 septembre 2024, date à laquelle se sont tenues les élections législatives pour désigner les 183 députés du Nationalrat (Conseil national), la Chambre basse du Parlement autrichien. 6,3 millions d’électeurs ont été appelés aux urnes.
À l’issue de ce scrutin dont le taux de participation a atteint près de 75 %, le FPÖ est arrivé en tête avec 28,8 % des suffrages (57 sièges), suivi de près par le Parti populaire autrichien (ÖVP, conservateur) avec 26,3 % (51 sièges). Plus loin, le Parti social-démocrate (SPÖ) a obtenu 21,1 % des voix (41 sièges). Enfin, deux autres partis ont dépassé les 4 % nécessaires pour entrer à la Chambre : les Verts (Die Grünen), avec 8,2 % (16 sièges) et les libéraux, réunis sous la bannière Neos, avec 9,1 % (18 sièges).
Depuis, l’Autriche cherche à former un gouvernement de coalition. Comme chez son voisin allemand, cela n’a rien d’exceptionnel : il s’agit même de la norme. Dans le cadre de la IIᵉ République autrichienne, créée à la fin de la Seconde Guerre mondiale, le pays n’a été dirigé par un seul parti qu’entre 1966 et 1983 : d’abord par l’ÖVP (de 1966 à 1970), puis par le SPÖ (1970 à 1983). La situation actuelle s’inscrit donc, sur le principe, dans une culture bien huilée de la coalition et du compromis.
Cependant, un coup de théâtre advient le 3 janvier dernier, avec la démission du chancelier sortant (depuis décembre 2021) et chef de l’ÖVP, Karl Nehammer.
Cette décision acte son incapacité à constituer une coalition entre conservateurs, sociaux-démocrates et libéraux qui aurait conduit à un bloc de 110 députés sur les 183 du Parlement. Le président autrichien, Alexander Van der Bellen (Les Verts) charge alors Herbert Kickl, le chef du FPÖ, de mener des discussions avec les conservateurs de l’ÖVP afin de constituer un nouveau gouvernement, que Kickl sera donc amené à diriger.
Montée d’une extrême droite au discours outrancier
Herbert Kickl incarne une ligne particulièrement outrancière au sein du FPÖ, auquel il a imprimé une radicalisation accélérée. En effet, avant l’accession de Kickl à la tête du parti en 2021, le FPÖ demeurait sur une ligne relativement plus modérée que d’autres partis d’extrême droite européenne. Il était plus proche de la stratégie de normalisation aujourd’hui promue en France par le Rassemblement national que de l’outrance verbale propre à l’Alternative für Deutschland (AfD) d’Alice Weidel en Allemagne.
Kickl, aujourd’hui âgé de 56 ans, s’est avant tout fait connaître comme éminence grise de Jörg Haider, le leader historique du FPÖ, avant de devenir en 2017 ministre de l’Intérieur au sein du premier gouvernement du chancelier Sebastian Kurz. Il est toutefois démis de ses fonctions ministérielles en 2019, dans le sillage de « l’affaire Ibiza », qui révélait la collusion de certains cadres du parti d’extrême droite avec la Russie. Cette affaire entraîna la chute de Heinz-Christian Strache, qui dirigeait alors le FPÖ. C’est alors que Kickl a pris les rênes du parti et lui a imposé une ligne plus radicale.
Inspiré par le modus operandi de Donald Trump, Kickl fait partie des leaders d’extrême droite qui font de l’outrance rhétorique leur mode d’action privilégié, en adoptant ce que la littérature académique qualifie de « style populiste ».
Dès les années 1990, mais particulièrement depuis les années 2010, le populisme a notamment permis aux forces d’extrême droite de dissimuler leur xénophobie derrière un discours combatif promouvant la défense d’un peuple opprimé contre des élites apathiques ou corrompues. En janvier 2024, Kickl évoque, par exemple, la nécessité pour l’Autriche d’avoir pour dirigeant « quelqu’un qui n’a pas peur de s’attaquer au système ».
Dans une formule qui a encore plus fait parler de lui, lors des dernières législatives, Kickl s’est présenté comme le « chancelier du peuple » (Volkskanzler). Une expression qui s’inscrit dans la continuité de celle de « tribun du peuple » (Volkstribun) qu’il avait déjà employée en 2021, mais dont le sous-texte sulfureux fait surtout référence au titre que la propagande nazie attribuait à Adolf Hitler avant qu’il ne se présente par le titre plus tristement célèbre de Führer.
Cette référence implicite à l’Allemagne nazie n’est pas fortuite pour Kickl. Elle constitue, au contraire, le cœur de son mode d’action et relève de la technique du « dog-whistling » (« message subliminal » en français) qui consiste à employer un langage suggestif, anodin voire positif si on l’interprète littéralement, mais qui dissimule un double sens destiné aux milieux extrémistes et néonazis.
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Lorsque Kickl officiait comme plume de Jörg Haider, il a beaucoup utilisé ce ressort rhétorique, notamment via des slogans chocs pour le FPÖ, qu’il s’agisse d’exhorter à « Plus de courage pour notre sang viennois » ou à opposer « Chez nous » (exprimé en dialecte autrichien et non en allemand standard, afin de souligner le caractère localement enraciné de ce « nous ») à la communauté musulmane. Lors des législatives de 2024, le parti promeut la formule oxymorique « Forteresse Autriche, Forteresse de liberté ». Autre signe de la radicalisation progressive du FPÖ sous l’impulsion de Kickl, certains slogans ne s’embarrassent même plus de subtilité en ne cachant même pas leur xénophobie, comme « trop d’étrangers ne font de bien à personne » et « des cloches, pas de muezzin ».
Chez Kickl, cette tendance de fond s’accompagne d’une radicalisation de forme qui se traduit par la transgression de normes, en particulier celles dites « interactionnelles » : contrairement aux règles de bienséance établies, le leader d’extrême droite ne manque jamais une occasion de montrer qu’il n’éprouve aucun respect à l’égard de ses concurrents dans le cadre d’une campagne électorale. Là encore, en insultant violemment ses adversaires politiques, il s’inscrit dans le tournant populiste de l’extrême droite, une ligne adoptée par des figures majeures comme Trump aux États-Unis, Bolsonaro au Brésil ou Duterte aux Philippines. Il traite ainsi le socialiste Andreas Babler de « fruit marxiste pourri et immangeable », ou encore le président Van der Bellen de « momie au Palais présidentiel ».
Ces insultes ne se limitent pas aux formations politiques qui refusent par principe d’intégrer une coalition avec le FPÖ mais visent aussi l’ÖVP, son futur partenaire. Kickl a ainsi qualifié l’ex-dirigeant du parti, Karl Nehammer, de « paon qui court partout » et son successeur Christian Stocker d’« organisme unicellulaire mental » ajoutant qu’« il n’y a pas assez d’intelligence artificielle dans le monde pour compenser celle qui lui manque ».
Un contexte sociétal autrichien favorable aux idées du FPÖ
Cette double radicalisation, de fond et de forme, de la rhétorique de Kickl fait de lui une figure profondément polarisante. L’homme est honni par la majeure partie de l’électorat de gauche mais très apprécié pour son franc-parler sulfureux par ses partisans. Sa nomination par Van der Bellen aurait pu être considérée comme choquante, mais elle s’inscrit en réalité dans un contexte plus large de progression des idées d’extrême droite dans la société autrichienne.
Cette progression se constate tout particulièrement en ce qui concerne les questions identitaires. Il s’agit d’un thème récurrent dans le débat public et d’un objet de recherche largement étudié en science politique, en sociologie ou en analyse de discours. L’Archive documentaire sur la résistance autrichienne (DÖW) a publié en fin d’année dernière un « baromètre sur l’extrême droite ». Ce document, élaboré sur la base d’une enquête réalisée en mai 2024 auprès d’un échantillon de 2 198 personnes représentatif de la population autrichienne, vise à « quantifier » l’assise des tendances autoritaires, racistes et antisémites dans la société. Plusieurs tendances se font jour :
L’installation, dans le débat, du concept de « remigration », devenu un marqueur clé des mouvements réactionnaires de par le monde. À tel point qu’il a été élu « mot abject » de l’année 2023 en Allemagne, dans un contexte marqué par la montée en puissance de l’AfD. Dans l’enquête du DÖW, ce terme est fortement corrélé à la conviction selon laquelle l’islam menacerait l’identité autrichienne.
L’installation parallèle de nouvelles formes d’antisémitisme, chez un interrogé sur cinq, qui visent en particulier Israël en tant qu’État et sa politique au Proche-Orient. Cet antisémitisme dépasse les clivages partisans et n’est plus le fait des seuls répondants proche de l’extrême
droite. Il est perçu comme latent dans de larges cercles de la société.
Une défiance extrêmement forte (50 % des interrogés) envers les médias traditionnels, accusés de mentir volontairement, ainsi qu’une appétence corrélée pour les théories du complot, notamment celles qui envisagent le remplacement « organisé » de la population autrichienne par des ressortissants étrangers.
Enfin, une appétence pour l’autoritarisme, plus de la moitié des personnes interrogées se disant favorables à l’emprisonnement des « personnes dangereuses » avant même qu’elles n’aient commis un délit. Dans le même ordre d’idées, et malgré le fait qu’elles approuvent majoritairement les principes de la démocratie, ces mêmes personnes considèrent que les droits humains ne doivent pas empêcher d’expulser des étrangers. On en revient à la question de la remigration.
La langue, aux prises avec les enjeux identitaires
La langue, ici l’allemand, fait figure de vecteur identitaire. La Constitution autrichienne et d’autres textes reconnaissent les droits liés à plusieurs langues minoritaires (le croate, le romani, le slovène, le hongrois, le tchèque et le slovaque) – héritées du passé habsbourgeois de l’Autriche. Néanmoins, le baromètre du DÖW montre que pour plus de 65 % des interrogés, l’allemand constitue un pilier de la société autrichienne et que « l’on ne peut pas être “un bon Autrichien” si l’on ne maîtrise pas correctement l’allemand », et si on ne se montre pas « loyal » envers cette langue, le concept de loyauté envers une langue consistant à développer un sentiment positif à son endroit, à s’y reconnaître et à la défendre.
Ressurgit ici une problématique juridico-linguistique qui ne date pas d’hier. Elle avait été au centre du débat constitutionnel qui accompagna la création de la Ie République autrichienne après la Première Guerre mondiale. Depuis, l’état des lieux sur la situation linguistique en Autriche est mesuré périodiquement. La dernière étude vient d’être publiée ; mais faute de recensement linguistique récent, elle se base sur des données récoltées entre 2015 et 2016, selon lesquelles 83,8 % des personnes interrogées se disent germanophones. De nouvelles langues issues de l’immigration se seraient aussi ajoutées aux langues minoritaires « historiques », et doivent en partie inspirer les « ressentis » exprimés dans le baromètre susmentionné.
Laurent Gautier a reçu des financements du Conseil Régional de Bourgogne Franche-Comté, de l'ANR et de la Commission Européenne pour divers projets de recherche.
Théo Aiolfi a reçu des financements de l'Agence nationale de la Recherche dans le cadre de la chaire professeur junior "Discours identitaires et diversité dans l'espace public".