La « submersion migratoire » ne correspond à aucune réalité scientifique

Peut-on parler de « submersion migratoire » avec 8,2% d’étrangers vivant en France ? François Bayrou, a évoqué un «sentiment de submersion », pourtant déconnecté avec les chiffres.

Fév 3, 2025 - 02:16
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La « submersion migratoire » ne correspond à aucune réalité scientifique

Le premier ministre a évoqué, lundi 27 janvier sur LCI, le « sentiment de submersion » généré par l’immigration. Des propos qu’il a réitérés et assumés le lendemain au sein de l’Assemblée nationale, indignant la gauche. Pourtant, les chiffres et les études sur le sujet démentent clairement cette idée. Entretien avec Tania Racho, spécialiste des questions relatives aux droits fondamentaux.


Ce concept de submersion migratoire est-il fondé sur des données étayées par la recherche et les données institutionnelles sur les migrations ?

Tania Racho : La réponse est non. En France, la population immigrée (les personnes nées à l’étranger et vivant en France) est de 10,7 %. Mais si on décompte parmi ces immigrés les personnes ayant la nationalité française, on arrive à 8,2 % des habitants sur le territoire national.

Notons que, parmi ces 8,2 %, il y a à peu près 3,5 % d’Européens. Or souvent, derrière le mot étranger, on pense à des non-Européens, qui ne représentent finalement que 6 % de la population française.

La France est loin d’être le pays le plus accueillant en Europe pour les étrangers ou dans le monde d’ailleurs. En comparaison, c’est 15 % de la population américaine qui est immigrée ou 16 % en Suède.

Derrière ces chiffres, il y a de nombreux statuts différents qui distinguent les étrangers. On parle souvent des primo-arrivants dans le discours politique. Or, ces arrivées sont relativement stables, avec à peu près 300 000 personnes par an. Parmi elles, un tiers sont des étudiants qui ont vocation à ne pas rester, un autre tiers correspond à l’immigration familiale. Le dernier tiers se décompose en immigration de travail et titres de séjour humanitaire délivrés pour les réfugiés.

Il faut aussi prendre en compte le solde migratoire (ou accroissement migratoire) qui est la différence entre le nombre de personnes qui sont entrées sur un territoire (immigrants) et le nombre de personnes qui en sont sorties (émigrants). En 2023, le solde positif n’est que de 183 000 personnes.

Est-ce que ces arrivées ont augmenté ?

T.R : Les arrivées ont effectivement augmenté ces dix dernières années : en 2010 il y avait 8,5 % d’immigrés et en 2023 c’était 10,7 %. Par exemple, en 2010, on comptait 200 000 premiers titres de séjours délivrés, tandis qu’en 2023 c’est 300 000 : l’immigration a donc augmenté. Cela est lié à une dynamique globale : le phénomène de déplacement est plus important dans le monde, qu’il s’agisse d’une immigration organisée (étudiants, travailleurs, accords d’échanges entre pays) ou des déplacements forcés liés aux conflits. Lorsqu’une guerre éclate ou un conflit civil, les populations quittent leurs habitations le plus souvent pour un endroit proche, parfois dans le même pays.

Lorsque le déplacement forcé implique de quitter son pays, il se traduit par une demande d’asile : il y en a eu 160 000 en 2023 en France. Le taux moyen de protection, c’est-à-dire la reconnaissance de statuts de réfugiés, se situe autour de 40 %. Les personnes concernées bénéficient alors d’un titre de séjour humanitaire, en tant que réfugiés. 60 000 personnes ont obtenu ce titre de séjour en 2023. En tout, il y a un peu plus de 500 000 réfugiés en France.

Quid des personnes en situation irrégulière ?

T.R : On ne connaît pas le chiffre exact correspondant à cette situation, mais il se situerait aux environ de 700 000 si on se fonde sur les demandes d’Aide médicale d’État. Ce que l’on sait en revanche, c’est qu’il n’y a eu que 30 000 régularisation de personnes en situation irrégulière en 2023 (comptées dans les premières délivrances de titres) dont un tiers par le travail et les deux tiers restants pour des situations familiales, ce qui est assez faible, en comparaison des 900 000 régularisations annoncées par l’Espagne par exemple.

L’augmentation des arrivées justifie-t-elle le terme de « submersion » ?

T.R : Encore une fois, non, avec 8,2 % d’étrangers en France et une augmentation des arrivées qui reste relative. D’ailleurs le discours du premier ministre se situait selon lui au niveau du « ressenti » – il a parlé de « sentiment de submersion ».

Mais ce sentiment ne correspond pas à la réalité, tout comme l’idée d’un « grand remplacement » ne repose sur aucune réalité. Ce concept vient de Renaud Camus, un penseur d’extrême droite qui a repris une étude des Nations-Unies des années 2000 indiquant que l’absence d’immigration poserait de grandes difficultés démographiques pour l’Europe et donc que l’immigration était nécessaire !

Comment comprendre la persistance des discours politiques ou des sondages attestant de ce « sentiment » qu’il y a trop d’étrangers ?

T.R : Ce qui est certain, c’est que les Français ont tendance à surestimer la population étrangère (23 % au lieu de 8,2 %), ce qui rejoint cette idée de sentiment de submersion mais qui n’est pas réel.

Selon le démographe François Héran, cette mixité s’est effectivement renforcée depuis les années 70. Il parle « d’infusion durable » avec un tiers des Français qui ont un parent ou un grand-parent immigré, ce qui laisse le temps de l’intégration. Il considère que  « près d’un Français sur quatre a au moins un grand-parent immigré, ce qui permet un brassage diffus et évite un certain nombre de conflits. »

Mais la surmédiatisation de certaines situations de migration a un impact important sur l’opinion. Par exemple, les personnes qui arrivent en situation irrégulière aux frontières de l’Union européenne, peuvent donner le « sentiment » que des flots de migrants débarquent en Europe. Dix mille personnes à Lampedusa c’est impressionnant, mais c’est une goutte d’eau à l’échelle européenne. D’ailleurs, les arrivées en bateau sont en baisse en 2024 par rapport à 2023. Dans l’ensemble, les personnes qui arrivent illégalement en Europe n’étaient que 355 000 personnes en 2023. Cela ne représente que 0,07 % de la population européenne.

Quelle est votre conclusion sur cette polémique déclenchée par François Bayrou mais qui s’inscrit dans une série déjà longue ?

T.R : C’est le signe inquiétant d’une distanciation des personnalités politiques de la réalité chiffrée et de celle des études, de la recherche.


Propos recueillis par David BornsteinThe Conversation

Tania Racho ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.