Festival d’Angoulême : plongée dans l’effervescence de la BD espagnole

L’Espagne est à l’honneur pour la 52e édition du Festival de la bande dessinée d’Angoulême. Plongée dans la BD espagnole, de Franco aux romans graphiques.

Fév 2, 2025 - 10:02
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Festival d’Angoulême : plongée dans l’effervescence de la BD espagnole

L’Espagne est à l’honneur pour la 52e édition du Festival de la bande dessinée d’Angoulême, l'occasion de découvrir le neuvième art espagnol à travers son histoire, son évolution et des créations contemporaines portées par une nouvelle génération d’auteurs et d’autrices.


Bien qu’elle soit souvent méconnue outre-Pyrénées, l’Espagne possède une histoire et tradition riches dans le neuvième art. La bande dessinée espagnole a connu une évolution singulière, étroitement liée, de ses débuts à nos jours, à son contexte historique, politique et social.

Avant la guerre civile, la bande dessinée était déjà bien présente dans la culture espagnole, et ce, dès le début du XXe siècle. Pendant la dictature franquiste, elle devient le média le plus populaire du pays, c’est le moment de gloire du « tebeo » (terme issu du magazine TBO qui désigne la bande dessinée destinée aux enfants), avec des publications dont les petits et grands Espagnols étaient friands, allant du Capitán Trueno à El Guerrero del Antifaz, en passant par Pumby, Pulgarcito, El DDT, ou celles qui s’adressent aux jeunes filles, telles que Azucena, Florita ou Sissi.

Idéologiquement orientées, voire « caricatures de nous-mêmes » selon Antonio Altarriba, auteur et théoricien de la bande dessinée, certaines disparaissent à la même époque que le dictateur, d’autres subsistent. Ces histoires ont marqué toute une génération de jeunes lectrices et lecteurs, avides, entre autres, des aventures de Mortadelo y Filemón et celles d’El botones Sacarino, de Francisco Ibáñez, homologues espagnols de Spirou et Gaston Lagaffe.

Un héritage culturel façonné par l’histoire

La mort de Franco en 1975 scelle un avant et un après dans la société : la légalisation des partis politiques, la tenue d’élections générales et la promulgation d’une nouvelle constitution, entre autres aspects, deviennent le moteur d’une transformation de la société espagnole. Celle-ci touche tous les domaines, dont la bande dessinée.

C’est le moment où se font connaître de grands noms actuels du milieu tels que Max, Miguelanxo Prado, Keko, Laura Pérez Vernetti, Mariscal, Montesol, Marika Vila ou, plus tard, Paco Roca.

Museu nacional d’art de Catalunya

L’arrivée massive de la BD étrangère, nord-américaine et franco-belge qui, pendant près de 40 ans, ne pénètre guère sur le territoire, se mêle à la bande dessinée d’auteur, érotique et pornographique et à l’underground. C’est une période de « boom » de la bande dessinée adulte, avec des revues telles que El Víbora, Makoki, Cairo, El Jueves ou El Papus, jusqu’à en saturer le marché.

Du « crack » à l'âge d'or du « roman graphique »

À partir de la seconde moitié des années 1980, ces revues cessent de paraître, amorçant, de cette façon, la transition du « boom » au « crack », qui se poursuit dans les années 1990. Les éditeurs tentent de freiner ce déclin, qui reste annonciateur d’un changement de paradigme, comme le précise Antoni Guiral, critique et scénariste de bandes dessinées.

Malgré l’essor du format comic book (fascicule agrafé de 24 à 48 pages, en couleur ou en noir et blanc) et l’introduction du manga en Espagne à un moment où la crise économique sévit, le marché éditorial ne permet pas alors aux dessinateurs de survivre. Certains se tournent alors vers l’extérieur (France, Italie et États-Unis), d’autres restent. Cependant, l’industrie a déjà initié un changement progressif en direction de l’édition sous forme de livre : ce sont les débuts du roman graphique.

Dès la fin du XXe siècle, des maisons d’éditions indépendantes empruntent ce chemin. De Ponent, Sinsentido, Astiberri, entre autres, se tournent vers le récent – mais encore controversée en ce temps-là en Espagne et ailleurs – « roman graphique ». Cette appellation, mondialement popularisée par Will Eisner dans A Contract With God (bien qu’elle ait été mentionnée avant), désigne, au début des années 2000, une bande dessinée d’auteur destinée aux adultes. L’expression lui a valu d’être considérée par ses partisans comme un renouveau du neuvième art, ou d’être qualifiée d’élitiste par ses détracteurs.

Les contours étant cependant artificiels et vains, elle désigne aujourd’hui tout type de bande dessinée destinée aux enfants comme aux adultes. Cette qualification a eu le mérite de faire figurer la bande dessinée sur les étals des libraires, à une époque où elle était encore marginalisée. C’est aussi la période d’émergence de toute une génération d’auteurs phares, aujourd'hui définitivement installés dans le paysage bédéesque : Santiago García, Albert Monteys, David Rubín, notamment.

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Le chemin de la reconnaissance internationale

Le nombre de prix obtenus et d’œuvres sélectionnées lors du précédent Festival international de la bande dessinée d’Angoulême ne sont qu’une manifestation de plus de la période d’effervescence que vit actuellement le neuvième art espagnol. En tête de liste, Bea Lema – également Prix national de bande dessinée en Espagne 2024 – avec son œuvre poignante Des maux à dire qui tisse les liens entre une mère aux troubles psychologiques et sa fille, sur fond de croyances populaires galiciennes. [Contrition](https://www.bdangouleme.com/selections-officielles-2024/album/197), de Carlos Portela et Keko, a également été récompensée (prix Fauve Polar SNCF Voyageurs).

S’inscrivent dans la liste des sélectionnés le polar catalan de Jordi Lafebre, Je suis leur silence (sélection Fauve Polar SNCF Voyageurs), ou le génial et dévastateur Le Ciel dans la tête (Grand Prix ACBD, sélection officielle) signé Antonio Altarriba au scénario, Sergio García Sánchez au dessin et Lola Moral à la couleur, où l’on suit l’histoire, du Congo jusqu’en Espagne, du jeune Nivek.

Les dessinateurs Álvaro Martínez Bueno, pour The Nice House On the Lake, et Javi Rey, pour Nos cœurs tordus (Prix des collèges), ont également rejoint cette liste.

Lors de la précédente édition, en 2023, les Espagnols s’étaient déjà démarqués, notamment avec Sous le soleil, d’Ana Penyas, et Khat, journal d’un réfugié, de Ximo Abadía.

Selon le Livre blanc de la bande dessinée en Espagne, l’étude de marché réalisée par la Sectorial del Cómic, en collaboration avec le ministère espagnol de la culture, 4 662 nouvelles œuvres ont vu le jour en 2022, contre 6 400 en France, des chiffres en constante évolution. En lien avec l’industrie, la recherche universitaire sur la bande dessinée espagnole connaît également une hausse ces dernières années.

Vers de nouvelles tendances créatives

Des auteurs les plus chevronnés aux nouvelles générations, les thémes abordés dans les œuvres sont variés. Celles qui traitent de la mémoire, personnelle ou collective, en particulier de la guerre ou de l’après-guerre civile sont nombreuses : Estamos todas bien, d’Ana Penyas ; María la Jabalina, de Cristina Durán et Miguel Ángel Giner Bou ; Los surcos del azar, de Paco Roca ; El arte de volar, d’Altarriba et Keko ; ou les œuvres de Carlos Giménez par exemple.

De la fiction à l’autofiction, en passant par la biographie, l’autobiographie, le reportage, l’histoire ou la science, la bande dessinée espagnole puise ses sources dans son patrimoine historique, culturel et géographique et en révèle l’idiosyncrasie. C’est sur ce substrat que s’appuie la création contemporaine, qui connaît actuellement une période d’éclosion, grâce à la nouvelle génération d’auteurs et d’autrices.

L’émergence de nouveaux talents sur la scène espagnole et internationale, aussi bien au plan de la narration que de l’esthétique, va également de pair avec la reconnaissance des artistes féminines qui se sont fait une place dans le milieu.

Dans cette nouvelle génération s’inscrivent des autrices telles que María Medem avec À cause d’une fleur ou Zénith ; Nadia Hafid avec Le Bon Père ; Núria Tamarit avec La Louve boréale et Toubab ; Yeyei Gómez dans Au bord du naufrage ; Marta Cartu avec Hola Siri. Et, des auteurs tels que Marc Torices avec Cornelius ou Antonio Hitos dans Ruido, entre autres.

Engagée, poétique, onirique, expérimentale, forte de ses traditions, ou projetée, au passé, présent et au futur, dans des espaces imaginaires, imaginés ou vécus, la bande dessinée espagnole se fait l’écho d’un savoir-faire et d’une culture qui s’enrichissent et se questionnent, mais qui également savent se renouveler au fil du temps, pour laisser, à chaque pas, une empreinte de plus en plus profonde sur son passage. Un œil tourné vers le passé et l’autre vers l’avenir.The Conversation

Virginie GIULIANA ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.